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Le couple immigrant et ses défis

March 26, 2021




En Europe, il est admis actuellement que le couple est « sorti » de la famille et l’on est confronté à des questions relatives aux déterminismes qui fondent le couple; on réalise alors plus facilement les différences entre l’Europe et l’Afrique.


En effet, un titre comme celui-ci donne aisément à réfléchir sur les caractéristiques de l’évolution du couple en Afrique et sur les processus de différenciation. On s’interroge sur la signification de cette notion de différenciation en fonction des groupes culturels. Celle-ci, telle qu’elle est constatée et vécue en Europe, vise-t-elle les mêmes objectifs qu’en Afrique ? Recouvre-t-elle la même signification ? Procède-t-elle aux mêmes processus ? Connote-t-elle nécessairement une idée de distinction, de séparation, de rupture, dans les espaces et les modes de fonctionnement ?


En effet, en Europe, « se différencier » est associé à être autonome, distinct de l’autre, et ce mythe de l’autonomie est devenu primordial dans le couple; il y a deux individus et un couple, l’un étant aussi important que l’autre.


Le désarroi actuel du couple en Europe est d’associer trop souvent « autonomisation » avec une sorte d’individualisme, comme si être autonome signifie essentiellement tenir compte de soi, et pas nécessairement de l’autre. Le couple moderne est « égalitaire » et présente une propension à la symétrie. Les compromis, c’est-à-dire l’acte à travers lequel je fais des concessions, restent difficile, comme s’ils dévalorisent l’individu au risque de le montrer fragile et dépendant. La dépendance à autrui est considérée comme aliénante.


Les couples occidentaux sont confrontés à deux mythes contradictoires; d’une part, la mythologie traditionnelle, où l’homme s’inscrit dans la dépendance (de la famille, de sa classe sociale, d’une morale religieuse), pour se donner un sens et pour accéder à une identité reconnue: il fait alors partie d’un vaste ensemble, et les autres représentent une obligation (de protection, de soumission, de solidarité); et d’autre part, la mythologie post-moderne, ou les choix sont personnels et doivent être réussis, dégagés de toute influence du milieu, ce qui fait accéder l’humain à sa propre identité.


Les relations sont basées sur un effort constant de séduction. L’individu n’a de valeur que s’il est désirable et désiré, et s’il a réussi. Il en résulte « une dépendance “occulte” de satisfactions accessibles et dans ses relations, l’attachement y est éphé-mère. »


En Europe le couple forme une institution à part entière, intégrée ou non dans la famille. Sa place est prépondérante et chaque partenaire exige un couple réussi, harmonieux et heureux pour survivre dans une société vécue comme une jungle, où l’espace « travail » engloutit le temps des individus.


De nos jours, même dans l’espace urbain africain (ou du moins sénégalais), l’ancrage social du couple demeure solide, maintenant ainsi ses racines dans un socle considéré toujours comme traditionnel. Cependant, le couple africain bruit de toutes les sonorités et aires possibles, compte tenu de la démocratisation de l’information, des avancées chez la femme dans la gestion de son « être », du rôle économique de plus en plus grand qu’elle joue dans la vie nationale et familiale, et des acquis enregistrés sous sa poussée dans le champ des responsabilités. Le dernier exemple, dans ce cadre, est le droit récemment reconnu pour la femme salariée d’Etat, de faire bénéficier son époux et ses enfants malades d’une prise en charge par l’Etat sénégalais grâce à son statut de salariée d’Etat.


Au-delà de la reconnaissance juridique, administrative et religieuse, le couple n’existe que par rapport à son existence sociale. Autant à sa naissance, le bébé africain doit être présenté socialement à son groupe, par le baptême et ses différentes composantes, autant le couple, dès sa naissance, sent le vide et l’impact de ce vide, s’il n’a pas satisfait aux attentes et rituels sociaux, véritables piliers de sa fondation et de la reconnaissance de l’espace affectif ainsi créé.


En Europe nous utilisons des moyens de communication de plus en plus performants qui donnent l’illusion d’une relation avec l’autre. Toutes ces techniques très « individualisées » facilitent une différenciation matérielle, mais non psychique. Chacun veut tout, tout de suite et tolère difficilement la frustration, le manque, l’absence, l’angoisse.


Pour éviter la confrontation à ces angoisses de séparation, celle-ci est beaucoup plus « agie » que « pensée », entretenant ainsi la recherche d’une relation idéale d’intimité. Notre société est faite de nombreux mythes d’idéalité, dont la “sacralisation” de la réussite individuelle, le temps infini (rester mince, rester jeune) et l’idéalité de l’autonomisation empêchent la maturation des processus de dépendance.


Cette dimension mythique qui fait lien dans le couple et le dépasse pourrait être un projet de changement. Il s’instaure une certaine compétition tacite « à qui sera le plus indépendant », qui crée finalement un lien de dépendance. L’impératif de l’individuation est devenu un impératif normatif. Le couple a donc une double appartenance mythique entre traditionalisme et modernité.


Chez les Socé (une ethnie du Sénégal géographiquement localisée en Casamance et faisant partie de la grande famille sous-régionale des Mandingues), le terme désignant le mariage est « foutouwo » qui, littéralement, signifie : fini les loisirs.


Tandis qu’en Europe, notre société post-moderne est basée sur l’hédonisme, c’est-à-dire la recherche du plaisir et du confort, elle intègre la séparation comme recours naturel si les objectifs sont menacés.


En Afrique, le cadre ainsi défini constitue une parfaite illustration du primat du public sur le privé, en terme d’affection, de projet, de droit, de devoir et de décision.


Les différentes caractéristiques de ce contexte jettent un nouvel éclairage sur la tentative de compréhension du pourcentage de plus en plus élevé de divorces et de dysfonctionnements conjugaux, sur un fond social rendant la séparation peu facile. Dès lors, comme annoncé à l’entame de ce propos, la dépendance/autonomie prend une autre connotation, un autre entendement, puisqu’elle implique un ensemble de remises en question portant sur soi-même, ses alliances et ses loyautés.


En Europe, le divorce ou la séparation demeure une crise identitaire; il est plus facile de se séparer que de se montrer distinct de l’autre dans la relation. Nous baignons dans ce mythe paradoxal, « être autonome autant l’un que l’autre », ce qui implique fatalement une dépendance dans la relation. En fait, il s’agit plus d’une symétrie dans la « contre-dépendance ». Etre autonome reviendrait-il à mettre un terme à toutes les dépendances, dès l’instant où la dépendance semble avoir une connotation négative ? L’autonomie, à notre avis, se bâtit sur des dépendances et prend corps à partir d’un choix sélectif de dépendances épanouissantes.


L’identité touche aux appartenances; reconnaître ses appartenances, c’est-à-dire ses liens d’attachement pour les transformer, n’est-ce pas cela l’individuation ? Quelle est donc la règle implicite du couple européen ? La préservation des territoires individuels se voit-elle attribuée plus d’importance que l’acceptation des responsabilités conjointes ?


Ciccone nous dit que « l’issue de la symbiose réside dans la résiliation du processus de séparation-individuation, en passant par l’expérience d’une douleur dépressive, c’est-à-dire du manque et de la perte ».


Dans notre société, il faut naviguer entre tout avoir, tout garder, ou tout jeter pour ne pas être confronté aux angoisses de séparation. L’être humain est devenu un consommateur insatiable et nous voguons entre ces deux mythes aussi influents que contradictoires, entre responsabilité citoyenne partagée et sacralisation du désir et de la réussite individuelle, entre famille néo-traditionnelle et « constellation affective »


Extrait de l'évolution du couple,  Sylla O. 2008.

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