Blog La sagesse des anciens

Une si longue lettre (Mariama Bâ)

March 25, 2021



Une si longue lettre est le premier roman de l'écrivaine sénégalaise Mariama Bâ , publié pour la première fois en 1979. Écrit en français, l'ouvrage prend la forme d'un roman épistolaire où Ramatoulaye Fall raconte à Aïssatou, son amie de longue date, son veuvage et sa vie de femme et de mère. Aux événements de sa vie s'entrelacent ceux de son amie Aïssatou.

Polygamie, deuil, condition de la femme et bien d’autres choses encore. Des vécus de femme qui méritent un point d’attention, et qui sont porteuses de plusieurs enseignements.

Extrait.

“Mon drame survint trois ans après le tien. Mais, contrairement à ton cas, le point de départ ne fut pas ma belle-famille. Le drame prit racine en Modou même, mon mari.

Ma fille Daba, préparant son baccalauréat, emmenait souvent à la maison des compagnes d’études. Le plus souvent, c’était la même jeune fille, un peu timide, frêle, mal à l’aise, visiblement, dans notre cadre de vie. Mais comme elle était jolie à la sortie de l’enfance, dans ses vêtements délavés, mais propres ! Sa beauté resplendissait, pure. Les courbes harmonieuses de son corps ne pouvaient passer inaperçues.

Je voyais, parfois, Modou s’intéresser au tandem. Je ne m’inquiétais nullement, non plus, lorsque je l’entendais se proposer pour ramener Binetou en voiture, « à cause de l’heure tardive », disait- il.

Binetou cependant se métamorphosait. Elle portait maintenant des robes de prêt-à-porter très coûteuses. Elle expliquait à ma fille en riant : « Je tire leur prix de la poche d’un vieux. »

Puis un jour, en revenant de l’école, Daba m’avoua que Binetou avait un sérieux problème :

« Le vieux des robes « Prêt-à-porter » veut épouser Binetou. Imagine un peu. Ses parents veulent la sortir de l’école, à quelques mois du Bac, pour la marier au vieux. »

— Conseille-lui de refuser, dis-je.

— Et si l’homme en question lui propose une villa, la Mecque pour ses parents, voiture, rente mensuelle, bijoux ?

— Tout cela ne vaut pas le capital jeunesse.

— Je pense comme toi, maman. Je dirai à Binetou de ne pas céder ; mais sa mère est une femme qui veut tellement sortir de sa condition médiocre et qui regrette tant sa beauté fanée dans la fumée des feux de bois, qu’elle regarde avec envie tout ce que je porte ; elle se plaint à longueur de journée.

— L’essentiel est Binetou. Qu’elle ne cède pas.

Et puis, quelques jours après, Daba renoua le dialogue avec sa surprenante conclusion.

— Maman ! Binetou, navrée, épouse son « vieux ». Sa mère a tellement pleuré. Elle a supplié sa fille de lui « donner une fin heureuse, dans une vraie maison » que l’homme leur a promise. Alors, elle a cédé.

— À quand le mariage ?

— Ce dimanche-ci, mais il n’y aura pas de réception. Binetou ne peut pas supporter les moqueries de ses amies.

Et, au crépuscule de ce même dimanche où l’on mariait Binetou, je vis venir dans ma maison, en tenue d’apparat et solennels, Tamsir, le frère de Modou, entre Mawdo Bâ et l’imam de son quartier. D’où sortaient-ils si empruntés dans leurs boubous empesés ? Ils venaient sûrement chercher Modou pour une mission importante dont on avait chargé l’un d’eux. Je dis l’absence de Modou depuis le matin. Ils entrèrent en riant, reniflant avec force l’odeur sensuelle de l’encens qui émanait de partout. Je m’assis devant eux en riant aussi. L’Imam attaqua :

— Quand Allah tout puissant met côte à côte deux êtres, personne n’y peut rien.

— Oui, oui, appuyèrent les deux autres.

Une pause. Il reprit souffle et continua :

— Dans ce monde, rien n’est nouveau.

— Oui, oui, renchérirent encore Tamsir et Mawdo.

— Un fait qu’on trouve triste l’est bien moins que d’autres...

Je suivais la mimique des lèvres dédaigneuses d’où sortaient ces axiomes qui peuvent précéder l’annonce d’un événement heureux ou malheureux. Où voulait-il donc en venir avec ce préambule qui annonçait plutôt un orage ? Leur venue n’était donc point hasard. Annonce-t-on un malheur aussi endimanché ? Ou, voulait-on inspirer confiance par une mise impeccable ?

Je pensais à l’absent. J’interrogeai dans un cri de fauve traqué : — Modou ?

Et l’Imam, qui tenait enfin un fil conducteur, ne le lâcha plus. Il enchaîna, vite, comme si les mots étaient des braises dans sa bouche :

— Oui, Modou Fall, mais heureusement vivant pour toi, pour nous tous, Dieu merci. Il n’a fait qu’épouser une deuxième femme, ce jour. Nous venons de la Mosquée du Grand-Dakar où a eu lieu le mariage.

Les épines ainsi ôtées du chemin par l’Imam, Tamsir osa :

« Modou te remercie. Il dit que la fatalité décide des êtres et des choses : Dieu lui a destiné une deuxième femme, il n’y peut rien. Il te félicite pour votre quart de siècle de mariage où tu lui as donné tous les bonheurs qu’une femme doit à son mari. Sa famille, en particulier moi, son frère aîné, te remercions. Tu nous as vénérés. Tu sais que nous sommes le sang de Modou. »

Et puis, les éternelles paroles qui doivent alléger l’événement : « Rien que toi dans ta maison si grande soit-elle, si chère que soit la vie. Tu es la première femme, une mère pour Modou, une amie pour Modou. » La pomme d’Adam de Tamsir dansait dans sa gorge. Il secouait sa jambe gauche croisée sur sa jambe droite repliée. Ses chaussures, des babouches blanches, portaient une légère couche de poussière rouge, la couleur de la terre où elles avaient marché. Cette même poussière était attachée aux chaussures de Mawdo et de l’Imam.



Mawdo se taisait. Il revivait son drame. Il pensait à ta lettre, à ta réaction, et j’étais si semblable à toi. Il se méfiait. Il gardait la nuque baissée, l’attitude de ceux qui se croient vaincus avant de combattre.

J’acquiesçais sous les gouttes de poison qui me calcinaient. « Quart de siècle de mariage », « femme incomparable ». Je faisais un compte à rebours pour déceler la cassure du fil à partir de laquelle tout s’est dévidé. Les paroles de ma mère me revenaient : « Trop beau, trop parfait ». Je complétais enfin la pensée de ma mère par la fin du dicton : « pour être honnête ». Je pensais aux deux premières incisives supérieures séparées largement par un espace, signe de la primauté de l’amour en l’individu. Je pensais à son absence, toute la journée. Il avait simplement dit : « Ne m’attendez pas à déjeuner ». Je pensais à d’autres absences, fréquentes ces temps-ci, crûment éclairées aujourd’hui et habilement dissimulées hier sous la couverture de réunions syndicales. Il suivait aussi un régime draconien pour casser « l’œuf du ventre » disait-il en riant, cet œuf qui annonçait la vieillesse.

Quand il sortait chaque soir, il dépliait et essayait plusieurs vêtements avant d’en adopter un. Le reste, nerveusement rejeté, gisait à terre. Il me fallait replier, ranger ; et ce travail supplémentaire, je découvrais que je ne l’effectuais que pour une recherche d’élégance destinée à la séduction d’une autre.

Je m’appliquais à endiguer mon remous intérieur. Surtout, ne pas donner à mes visiteurs la satisfaction de raconter mon désarroi. Sourire, prendre l’événement à la légère, comme ils l’ont annoncé. Les remercier de la façon humaine dont ils ont accompli leur mission. Renvoyer des remerciements à Modou, « bon père et bon époux », « un mari devenu un ami ». Remercier ma belle-famille, l’imam, Mawdo. Sourire. Leur servir à boire. Les raccompagner sous les volutes de l’encens qu’ils reniflaient encore. Serrer leurs mains.


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